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BRUISE est un espace de publication en ligne donnant de la visibilité aux idées, conversations, expérimentations artistiques et projets générés en marge des espaces d’exposition physiques par les artistes en dialogue avec Triangle - Astérides, centre d’art contemporain d'intérêt national à Marseille, et leurs associé·es.

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08.06.2023

Conversation entre Lucie Camous & No Anger (Ostensible)

Conversations   •  

Dans cette conversation, le duo Ostensible formé par Lucie Camous (commissaire d'expositions, artiste, chercheurx) et No Anger (chercheurx, artiste, auteurx) poursuit les réflexions abordées par le deuxième cycle de programmation de BRUISE magazine « Anti-psychophobie et anti-validisme : création, luttes et formes de solidarités ». Ensemble, iels reviennent sur leur rencontre et leur adelphité, la naissance d’Ostensible, et la manière dont iels envisagent le collectif comme capacité de lutte.


Ostensible est un duo actif dans la recherche-création, les champs des disability, crip studies et de l’art contemporain. Il est co-fondé par Lucie Camous (commissaire d’expositions, artiste, chercheurx) et No Anger (chercheurx, artiste, auteurx).

Entre avril et mai 2023, de Lyon à Paris, entre TGV et RER, iels ont tenu une conversation par messagerie instantanée, dont voici la retranscription. L’occasion de raconter la création d’Ostensible, leur relation de travail et d’adelphité.


No Anger  : Je crois que, comme toi et moi travaillons dans l’art, nous sommes animé·x·s par l’idée de transformation des représentations, des images et des discours autour de celles-ci. Nous avons rencontré tellement peu d’images des corps et des expériences handicapées, et les rares représentations étaient tellement négatives que nous avons dû nous construire avec ces discours et ces iconographies-là. Nous étions otages de certaines images, alors nous avons décidé de hacker le système.

Lucie Camous : De mon côté, c’est même l’absence totale d’image qui m’a heurté quand j’en ai eu besoin, puis quand j’ai commencé activement à en chercher. Je suis devenue handicapée à l’entrée de l’adolescence, et aucune des images que j’ai pu rencontrer n’était satisfaisante. Le seul personnage handi badass que j’ai croisé c’est dans Planète Terreur. Ce film de série B, de Tarantino, met en scène Cherry Darling, gogo-danseuse amputée au-dessous du genou qui use d’une mitraillette prothèse pour pulvériser des hordes de morts-vivants.

À cette période de construction de soi, j'ai souvent été frustré·e de ne jamais correspondre à l’image du bon handicapé. Face aux questions récurrentes et intrusives me demandant d'énoncer ce qui était arrivé à ma jambe j’étais, à ce moment-là démuni·e. J’étais un·e handicapé·e raté·e, sans nom de pathologie, sans réponse simple à une question compliquée. Pourtant, si je le décide, je peux me fondre dans un passing de personne valide.

NA : Ouais, alors que moi, comme mon handicap est visible, j’ai jamais trop eu ce problème de coming-out, à part pour les applis de rencontres. Mais bien que très visible, je ne corresponds pas non plus à l’image du bon handicapé, puisque je ne suis pas visséx à mon fauteuil.

LC : On est une infime partie à correspondre à cet archétype. En fauteuil comme sur le logo PMR ou avec une canne blanche et un labrador aux yeux doux.

Adolescent·e, j’allais très souvent au cinéma à côté de mon lycée. Pour accéder aux salles, il me fallait traverser un long couloir bordé de miroirs. C’était insupportable d’y voir mon reflet, ma démarche, mon image en mouvement. J’ai appris à le longer les yeux fermés.

Le miroir est particulièrement coriace à apprivoiser.

NA : Oui, pour moi aussi. Je ressentais une sensation de monstruosité si je me voyais dans un miroir en train de faire des trucs avec mes pieds, ou si je voyais le reflet de ma main gauche. Ça faisait comme un hiatus, un court-circuit, entre ce que je voyais et ce que, moi à l’intérieur, j’avais comme image mentale de mon corps. C’est seulement quand j’ai vu le film Margarita with a straw (bon... l’actrice est valide, mais bon voilà quoi) que j’ai commencé à me réconcilier avec ma main gauche, parce que ses mouvements spastiques étaient représentés à l’écran de façon méliorative ou neutre du moins, et non pas péjorative.

Peu à peu, ma main n'a plus été monstrueuse, mais c'était celle d'une survivante.

LC : Ado, j’ai été assez punk pour dépasser la crainte de me montrer dans l’espace public, jambes nues, cicatrices visibles, mais c’est la gêne de mon reflet, de mon image projetée qui a persisté en fond sonore.

NA : Ça a été quoi le déclic ?

LC : C’est en intégrant le collectif Modèle vivant·e et avec les outils du transféminisme que j’ai commencé à créer de la pensée politique sur cette projection et mes désirs de représentation.

Un moment qui coïncide avec notre première rencontre dans le cadre de la programmation de l’exposition « Performance d'émancipation ». En 2020, on t’avait invitéx à participer à la conversation : « Dessin et post-porn : les représentations des corps dissidents dans le champ artistique » avec Isabelle Alfonsi, Rachele Borghi, Hélène Fromen et Linda DeMorrir.

NA : Oui, et c’est assez significatif, je trouve, que l’on se soit rencontré-x-s par le biais des représentations du corps, et qui plus est du corps queer. Là encore – comme au début de mon parcours en tant que No Anger -, les questions queer et féministes ont précédé celle de l’antivalidisme et la politisation de mon expérience handicapée.

LC : Et toi, la bascule s’est faite comment ?

NA : Pour moi, tout a commencé avec mon virage féministe, et ensuite queer. Parce que pour la première fois, j’ai pu nommer et appréhender ces sensations du corps monstrueux. Et puis, il y a eu mes relations avec deux amies qui commençaient à transitionner. Tu sais, on me prête souvent un savoir seulement livresque (parce que je suis handicapée, et donc supposément isoléx socialement). Mais je crois que c’est plus mes relations affectives, les longues discussions nocturnes qui m’ont permis de mettre en pensée mon expérience du validisme et ces sensations de monstruosité.

C’est avec P., une de mes deux amies, que j’ai apprivoisé la danse. Et c’est là que c’est allé mieux entre mon corps et moi. J’ai pu me regarder danser en vidéo (alors qu’avant, ça m’était insupportable). Et ensuite, tout est allé très vite. Le blog, en 2015. Et ça m’a permis de rencontrer le CLHEE (Collectif Luttes et Handicaps pour l’Egalité et l’Emancipation), et du coup, Elena Chamorro avec qui je suis rapidement devenux très très amix, et d’autres personnes handicapées. Et du coup, là où je me sentais déjà appartenir à la communauté féministe et queer, je me suis peu à peu sentix appartenir à, on va dire, un embryon de communauté handie (c’était en 2016-2017). Et du coup, oui, l’adelphité c’est primordial, je crois : on ne se sent plus seulx, on ne se sent plus (trop) monstrueuxse, parce que justement, on découvre que certaines catégories de personnes l'éprouvent aussi.

Et cinq ans après, t’es arrivé... j’ai jamais su comment.

LC : C’est Rachele Borghi (bien sûr) qui nous a mis en contact. Après cette programmation avec Modèle vivant.e, ça a été une succession de confinements et ce n’est qu’au printemps 2022, pendant ma résidence à la maison Artagon que j’ai repris contact avec toi. J’étais déterminé·e à mettre à profit mon année de chômage d’intermittence du spectacle pour ne travailler que sur des projets personnels, militants et non rémunérés donc. J’avais surtout envie de sortir la tête des écrits théoriques et, malgré tout mon amour pour les bibliographies, de passer à l’action.

NA : Et moi, après une période très sombre, j’avais besoin de me lancer dans des projets auxquels m’accrocher. Quand tu m’as appeléx en visio, j’étais dans mon bureau à l’ENS et je venais tout juste de fermer le doc word de mon projet post-doc, où il y avait un projet de colloque. Et lorsque tu m’as dit que tu voulais faire une expo, je t’ai dit : « et ça te dirait pas aussi, un colloque ? »

LC : Et puis, surtout, il y a eu cette explosion de colère mutuelle et légitime.

NA : Oui j’avais attendu pendant quatre mois une réponse pour mon post-doc qui ne m’a finalement pas été donné.

LC : Et moi, on m’avait fait miroiter un poste de programmateur dans un Pôle « Art et Handicap », poste que l’on a finalement confié à une personne valide.

NA : Et du coup, on s’est dit : « puisqu’on ne nous donne pas de postes, créons-les ». Faisons de la recherche autrement. Pensons différemment la programmation entre arts et handicaps.

LC : Et on a créé une structure de recherche création. Ça c’était en octobre. Et depuis, tout s’est enchaîné si vite, l’annonce de la création d’Ostensible pour les journées professionnelles de DCA fin novembre et, là aujourd’hui, cette accumulation fulgurante de projets. Initier un mouvement, c’est prendre des risques, et on ne l’aurait jamais fait si on avait été tout seul·x·s, mais cette forme du duo nous sécurise. Il y a une certaine évidence qui s’est établie entre nous dès le début.

NA : Une des très rares fois où on a parlé de notre relation, c’était à propos de la façon dont on apparaissait en public, parce que toi, étant debout, et moi étant assisx, les gens reproduisent le schème de « parler à la personne qui semble le plus valide » et c’est à ces seuls moments que je me suis sentix un peu dépossédéx d’Ostensible (pas à cause de toi, mais à cause de ce que les gens perçoivent et renvoient). Mais comme d’habitude, en contexte validiste, on a discuté et trouvé des stratégies pour rendre ces situations confortables. Mais c'est vrai qu’on n’a jamais eu à parler de problèmes majeurs dans notre relation.

LC : Qu’est-ce qui fonctionne si bien tu penses ?

NA : On est superbement complémentaires.

LC : Ouais, toi la recherche, moi le commissariat. Toi Facebook, moi insta.

NA : Ouais, moi « boomeurx », toi « in the game ».

LC : MDR

NA : PTDRRRRRRRR

LC : Boomeurx !

NA : Et puis, il me semble qu’on est aussi très lié·x·s sur le plan de nos affinités politiques.

LC : On est raccord politiquement parlant, et très tôt on a évoqué la tendresse radicale qui est indispensable quand on travaille de façon collective. On est aussi très attaché-x-s au concept de Crip time et l’acceptation sans compromis de nos temporalités désordonnées.

NA : Ne rien programmer avant 11h : une des règles d’or d’Ostensible...

Plus sérieusement, notre entente politique nous permet aussi de bien communiquer sur les dilemmes qui se présentent à nous. Je pense notamment au moment où on a dû réfléchir à notre positionnement et notre attitude envers les institutions médicalisées. Nous voulions nous démarquer radicalement du système qui enferme nos pair·e·s handicapé·e·s et qui les exclut du reste du monde social. Mais pour un de nos premiers projets, on s’est vite rendu compte que refuser de travailler avec ces structures-là, c’était rajouter de l’exclusion à l’exclusion...

LC : Pour moi, c’est devenu plus clair en faisant le parallèle avec l’exemple des prisons : si l’on est définitivement anti-carcéral, on refuse de se couper des populations qui y vivent. Une de nos stratégies de lutte, c’est de négocier de la mixité valide / handicapée.

NA : En gros, la question qui s’est posée – et se pose encore maintenant, et se posera pendant longtemps – c’était de savoir comment faire avec le paysage français du handicap préexistant, qui, souvent, déshumanise les personnes handicapées, nous qui voulons par ailleurs rompre avec ces pratiques et ces conceptions-là. Et je crois que ça a été un peu compliqué, pour nous deux, à gérer émotionnellement et pragmatiquement ?

LC : Pour avoir vécu brièvement dans une institution dite spécialisée, cette question est pour moi difficile à démêler, car c’est justement très ancré dans un désir radical d’en finir avec ce type de structure. Si je m’en suis bien sorti, c’est que j’y ai trouvé ami·e·s et amours, mais j’ai été témoin d’une violence structurelle inouïe.

NA : Ça vend vraiment du rêve ! Moi, j’ai jamais vécu en institution (à part une journée, à l’âge de 10 ans, pour passer mon permis fauteuil et quelques autres moments, mais c’était assez anecdotique). Mais j’ai toujours cette angoisse latente d’être un jour rattrapéx par ce système d’enfermement, j’ai constamment cette épée de Damoclès au-dessus de moi. Mais je crois que, comme on sait tous les deux ce que ça signifie vraiment dans nos expériences intimes, on a pu en discuter efficacement et trouver un compromis...

LC : Un compromis sans compromission.

NA : Ça rejoint l’idée d’adelphité, comme puissance politique qui vient renforcer l’individu fragilisé par les oppressions subies au quotidien.

LC : Être un duo rend aussi plus fort, face aux institutions de toutes sortes.

NA : ..., parce que ça chasse les doutes qu’on aurait eu si on était tout seulxs dans notre coin.

LC : Oui, l’un·x peut casser la gueule au syndrome de l’imposteur de l’autre quand il surgit.

NA : Ce sont Ostensible et notre relation qui nous permettent cette capacité de lutte. 

LC : ... et de développer des formes de contre pouvoir.



Pour suivre Ostensible, cliquez sur le lien suivant : ostensible_collectif


No Anger (chercheurx, artiste, auteurx)

Chercheuse, No Anger obtient en 2019 un doctorat en science politique. Sa thèse, intitulée Défier la sexualisation du regard. Analyse des démarches contestataires des FEMEN et du post-porn, porte sur les rapports entre le travail artistique sur le corps et la contestation politique. Se centrant plus particulièrement aux effets des imaginaires hégémoniques sur les pratiques et les subjectivités des actrices et acteurs sociaux, les recherches de No Anger s’intéressent aux façons dont les artistes et artivistes transforment les structures des imaginaires dominants. Également artiste et autrice, elle tient le blog A mon geste défendant, mettant ainsi en lumière les oppressions sociales qu’elle subit au quotidien pour participer aux luttes antivalidistes. Dans ses travaux artistiques, No Anger se crée une nouvelle peau, par la danse et l’écriture. Elle écrit des textes qui accompagnent ses chorégraphies et les complètent. Elle croit en la possibilité de réinventer artistiquement son corps handicapé. Apparue pour la première fois en 2015 dans le film My Body My Rules réalisé par Emilie Jouvet, No Anger s’illustre notamment dans la création de pièces chorégraphiques et de conférences performées, comme Quasimodo aux miroirs (jouée pour la première fois au MAC-VAL en 2018 dans le cadre du festival Attention, fragile) et par sa participation à des créations collectives, telles que la performance créée en 2021, avec Helena Bosch Vidal, Bera Romarione et Mathilde Forget, pour le festival Spielact à Genève, ainsi que la pièce chorégraphique, _P/\RC_, montée par Eric Minh Cuong Castaing et sa compagnie Shonen et jouée en 2022 au Théâtre du Châtelet à Paris. No Anger intervient aussi dans les médias, tels qu’Arte, Arte Radio ou France Culture.

Lucie Camous (commissaire d’expositions, artiste, chercheurx)

Dans sa pratique curatoriale et artistique, Lucie Camous adopte un point de vue politique et se situe au croisement de formes artistiques, théoriques et militantes. Sa démarche, ancrée dans des narrations intimes, se déploie autour des normes, de leurs frontières et des enjeux sensibles liés à leurs franchissements. C’est en partant de son expérience de personne concernée et armé des outils du transféminisme qu’iel engage actuellement un travail pluridisciplinaire aux côtés d’artistes se revendiquant invalides, handicapés ou malades.

Il est ainsi question de l’exploration de pratiques d’auto représentations, de luttes sociales et de pairémulation pour, collectivement, provoquer l’émergence de nouvelles réalités. Après un passage par la Villa Arson et des études en Histoire de l’art à Nice, Montpellier puis Paris iel se consacre à la gestion d’un espace alternatif, à l’accompagnement d’artistes performeurs et à la recherche curatoriale pour

aujourd’hui s’investir d’avantage cette dernière activité. Lucie Camous co-fonde en 2019 Modèle vivant.e, un collectif transféministe de dessin et de représentations dissidentes, aux côtés d’Hélène Fromen et de Linda DeMorrir. Iel est artiste chercheur au sein du Laboratoire des Arts de la Performance (LAP), membre du Réseau d’Etudes Handi-Féministe (REHF) et actuellement en résidence à Artagon Pantin. 

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