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BRUISE est un espace de publication en ligne donnant de la visibilité aux idées, conversations, expérimentations artistiques et projets générés en marge des espaces d’exposition physiques par les artistes en dialogue avec Triangle - Astérides, centre d’art contemporain d'intérêt national à Marseille, et leurs associé·es.

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19.07.2021

Conversation avec Ndayé Kouagou et Harilay Rabenjamina

Conversations   •   Flora Fettah


Ndayé Kouagou et Harilay Rabenjamina n’ont pas attendu Triangle - Astérides pour se connaître : depuis leur rencontre, que d'aucun.e qualifieront de fortuite, en 2018, ils s’inscrivent dans un certain pan de la scène artistique française et européenne, au sein de ce qu’on qualifiera de même famille artistique. 

Si, de prime abord, le lien semble ténu, l’idée de cette conversation à trois voix est née du constat fait par Marie de Gaulejac, curatrice en charge des résidences, d’une similarité et d’un écho entre leur pratique. Que ce soit par la place que l’écriture occupe dans leur travail, le lien qu’ils font entre vidéo et performance, ou encore leur signe astrologique, de nombreux parallèles peuvent être faits entre eux. 

𝕿𝖍𝖊 𝕲𝖔𝖔𝖉 𝖆𝖓𝖉 𝖙𝖍𝖊 𝕭𝖆𝖉 est un conte (d'art) contemporain dans lequel nous vous proposons de nous suivre pour voir si nos intuitions se confirment ou s’infirment, pour découvrir le rôle de la (ma) troisième voix et pour comprendre qui d’eux deux est le véritable gentil de l'histoire.


𝕷𝖊𝖘 𝖕𝖗𝖔𝖙𝖆𝖌𝖔𝖓𝖎𝖘𝖙𝖊𝖘

𝕹𝖉𝖆𝖞é 𝕶𝖔𝖚𝖆𝖌𝖔𝖚 

Ndayé Kouagou (1992) est autodidacte. Après un début de carrière dans la mode, il se tourne vers la performance. Ses œuvres sont des discussions monologiques qu’il construit à partir des textes qu’il écrit. Il les incarne face au public et les affiche sur les murs de ses expositions.  

 En résidence fin 2020 à Triangle - Astérides, il réalise Good People TV dans le cadre du festival Parallèle, posant et répondant aux questions que l’auditeur.rice se doit de se poser pour devenir une bonne personne.


𝕱𝖑𝖔𝖗𝖆 𝕱𝖊𝖙𝖙𝖆𝖍 

Flora Fettah (1994) a étudié à Sciences Po Bordeaux et à l’EHESS. Elle est curatrice et critique d’art. Quoiqu’elle travaille essentiellement avec des artistes de sa génération, elle s’intéresse plus largement à la façon dont les artistes révèlent les tensions à l’œuvre au sein d’un territoire et à la place accordée aux discours et cultures non-officielles.

Depuis mars 2021 elle conçoit la ligne éditoriale de Bruise Magazine, la plateforme digitale de Triangle - Astérides, et y contribue régulièrement.


𝕳𝖆𝖗𝖎𝖑𝖆𝖞 𝕽𝖆𝖇𝖊𝖓𝖏𝖆𝖒𝖎𝖓𝖆

Harilay Rabenjamina (1992) est diplômé des Beaux-arts de Bordeaux. Sa pratique se développe au travers de performances et de films musicalisé.e.s, dans lesquels il incarne de nombreux personnages. 

Lors de sa résidence à Triangle - Astérides, début 2021, il crée une série de vidéos, is this my bio?, comme autant d’épisodes d’un feuilleton – ou d’une chaine youtube, durant lesquels son personnage, Harilay, distille conseils, amour et sentiments. 



𝕷𝖆 𝕽𝖊𝖓𝖈𝖔𝖓𝖙𝖗𝖊

FLORA 

Comment vous êtes-vous rencontrés? 

NDAYÉ

Harilay et moi nous sommes rencontrés lors d’une soirée de performances organisée par 𝕿𝖆𝖗𝖊𝖐 𝕷𝖆𝖐𝖍𝖗𝖎𝖘𝖘𝖎 à Lafayette Anticipations (Paris). Il nous a invité à y participer, ainsi que 𝕮𝖗𝖞𝖘𝖙𝖆𝖑𝖑𝖒𝖊𝖘𝖘 (Christelle Oyiri). Et depuis on avance toustes dans la même direction, et on se suit. On ne l’a pas prévu et ça c’est fait comme ça, c’est la famille. Merci Tarek. 

HARILAY

Oui, mais en réalité, on s'est rencontré une semaine avant, à la Gaîté Lyrique, le 27 septembre 2018, pour la présentation de Zone W/O People par OkLou et Krampf.

FLORA

Et il s’avère que depuis vous avez participé à plusieurs des événements ensemble.

HARILAY 

Il y a eu Lafayette Anticipations, puis sa suite à Auto Italia à Londres, Central Fies en Italie, les Urbaines à Lausanne et enfin Triangle - Astérides. C’est assez drôle finalement, car ce n’est pas comme si l’un y allait puis faisait venir l’autre. Les choses se font souvent de façon simultanées, presque par hasard.

FLORA

On peut considérer que vous faites partie d’une même famille artistique, donc susceptibles d’intéresser des personnes qui se penchent sur la scène qui est la vôtre. 

NDAYÉ

J’ai le sentiment qu’on répond au même besoin aussi - je ne saurais pas définir précisément lequel, mais on répond clairement à une demande qui est présente aujourd’hui. 

J’étais content quand 𝕸𝖆𝖗𝖎𝖊 m’a dit que mon travail lui faisait penser à celui d’Harilay car c’est rare qu’on me dise ça à propos de quelqu’un.e, et que je vois aussi où sont les connexions. On a beaucoup de points communs et nos approches sont similaires, donc je me dis que tout ça n’est pas du hasard.

HARILAY 

Et qu’est-ce que c’est alors ?

FLORA 

Il y a le fait que, dans vos œuvres, quelle qu’en soit la forme, vous amorcez des pistes de réflexions communes sous couvert de questions innocentes. 

NDAYÉ

J'aime bien jouer la carte de la question innocente.

HARILAY

Oui ça c’est quelque chose qu’on fait tous les deux.

NDAYÉ

La dernière fois, j’ai fait la liste de nos points communs et j'arrive à un début de raisonnement sur le sujet. D’abord il y a une économie de moyen : le premier outil auquel on a accès, c’est nous même. On est ce produit qu’on utilise et qu’on met en avant dans nos performances. Le meilleur outil que j’ai, c’est moi. Je ne saurai pas faire performer quelqu’un.e, le/la diriger, je n'ai pas été formé à ça.



𝕷𝖆 𝕻𝖊𝖗𝖋𝖔𝖗𝖒𝖆𝖓𝖈𝖊, 𝖑𝖆 𝖁𝖎𝖉𝖊𝖔 𝖊𝖙 𝖑𝖆 𝕸𝖚𝖘𝖎𝖖𝖚𝖊 

HARILAY 

Et ce n’est pas une envie que t’as ? Moi j’aimerais trop.

NDAYÉ

Oui mais tu te sens capable de le faire ? 

HARILAY

En vrai, ma première aspiration c’était vraiment de réaliser des films donc d’écrire des histoires qui se déploient autour de plusieurs personnages. Au départ, je ne m'imaginais pas du tout performer. Toi oui ? 

Moi j’écrivais des dialogues pour les films que je faisais, puis, lorsque je suis allé à Athènes en échange, vers la fin de mes études, j’ai eu l’occasion de performer et je me suis rendu compte que j’aimais bien ça. Mon diplôme de cinquième année était une conférence performée d’ailleurs. 

NDAYÉ

Moi j’ai commencé en souhaitant être artiste performeur, c’est vraiment ça que je voulais faire. Je ne pensais pas du tout à faire de l’objet.

GOOD PEOPLE TV - ÉPISODE 1 - Ndayé Kouagou from TRIANGLE - ASTERIDES on Vimeo.

FLORA

Harilay, tu fais des films depuis un moment, mais dans la dernière série de vidéos que tu as réalisée, is this my bio? (2021), la dimension performative est vraiment très forte et prend presque le dessus sur le format vidéo. Ndayé, tu as également produit une vidéo pour le festival Parallèle. Je vous propose que l’on discute de vos rapports respectifs à ce médium et de la manière dont vous le liez (ou pas) à vos pratiques de la performance. 

NDAYÉ

Le plus important pour moi, c’est la performance. C’est ce que je veux faire. Donc si je produis autre chose, ça doit t’amener à la performance. La vidéo dont tu parles doit donner envie de me voir en vrai et donner un aperçu de ce dont il s’agit. Ceci étant dit, si j’avais eu les moyens, j’aurais fait de la vidéo plus tôt - le financement de Parallèle a permis d’initier ça et tant que j’aurai de l’argent pour le faire je continuerai. 

HARILAY

De mon côté, les vidéos qui sont liées à mes performances, comme dans le cas de TGK (2018), ont un peu la même utilité que pour le théâtre ou l’opéra : elles en sont un élément. La vidéo répond à des choses qui se passent quand je suis là, à des choses que je dis, que je lis, à la musique qui passe. La narration circule entre mon corps et la vidéo derrière, mais ce n’est pas un objet que je montre indépendamment des performances. 

Mais cet aspect hyper présent de la performance me frustre un peu parfois, car j’ai l’impression que ça fait oublier que je fais des films. Donc ce qui me rend vraiment heureux avec is this my bio?  c’est qu’il y a la pratique du film et de la performance en même temps. C’était drôle de se mettre en scène très simplement, comme pour une performance, mais d’y ajouter ensuite le travail de tournage et d’enregistrement des voix, de musique, etc..

D’ailleurs Ndayé, tu continues la musique ?

NDAYÉ  

Plus trop en tant que telle. Je compose la musique d’introduction pour mes performances ou pour d’autres, mais ce n’est clairement pas ma pratique. Ce n’est pas un objet pour moi, mais un outil, ou l’élément d’une œuvre. Ça a été important à un moment donné, mais finalement c’était frustrant de ne pas être Travis Scott.  

FLORA 

Pour toi Harilay, la musique est aussi une part importante de ta pratique, n’est-ce pas ? Est-ce que tu aurais envie de créer une œuvre qui ne soit que musicale ? 

HARILAY

Oui, beaucoup. Mais je n’en suis pas encore là. Finalement ça ne fait pas longtemps que j’utilise mon ordinateur pour faire de la musique ; la première fois c’était en 2018, lorsque j’avais fait la chanson pour TGK.

FLORA

En parlant de son Ndayé, sur ta vidéo, Good People TV (2020), c’était une voix enregistrée dans un second temps aussi ? La voix de quelqu’un.e d’autre ?



𝕻𝖊𝖗𝖋𝖔𝖗𝖒𝖆𝖓𝖈𝖊 𝖘𝖔𝖈𝖎𝖆𝖑𝖊 𝖊𝖙 𝖆𝖚𝖙𝖔𝖋𝖎𝖈𝖙𝖎𝖔𝖓

NDAYÉ

Oui. D’abord, je n’aime pas ma voix enregistrée. Ensuite, le fait de prendre une voix de femme a le double pouvoir de supprimer et d’augmenter dans le même temps les possibilités d’identification. Tu as cette image d’un homme noir face à toi, avec une voix de femme, qui, de fait, devient un peu tout le monde-personne. Et ça, c’est la grande recherche de mon travail. 

C’est d’ailleurs une chose à laquelle je réfléchissais, et qui, je pense, fonctionne aussi pour Harilay : dans notre travail, il y a une recherche d’universel. Le mot est mal vu, mais je parle d’un universel dans un sens qui peut aussi s’appliquer aux personnes que l’on voit, et avec qui l'on vit. On va à l'encontre de la tendance du particulier dans l’art contemporain qui est en permanence à la recherche de la niche et de l'exceptionnalité. Ce que je trouve marrant avec nous, c’est qu’on pourrait jouer cette carte, et nous singulariser puisqu’on est queers, enfants d’immigré.e.s, qu’on a grandi dans les périphéries.

HARILAY 

Tu veux dire que ça va à l’encontre de raconter l’intime c’est ça ? Je suis d’accord avec ce que tu dis, mais je trouve aussi que nos travaux sont hyper intimes. A la fois dans tes performances ou moi dans is this my bio?, on se repose sur des associations de mots connus, qui sont familiers et qui peuvent être de l’ordre du slogan, de la punchline mais qui évoquent en même temps l’intimité du personnage.

NDAYÉ

C’est vrai que c’est mon truc la généralité. Si j’arrive à dire quelque chose un peu deep en plaçant une généralité, je suis le plus heureux des hommes.

HARILAY

Et j’ai l’impression que ça va au-delà de notre travail. Dans is this my bio? je dis des généralités mais parce que je les pense dans la vraie vie - et c’est pareil pour toi aussi, non ? Parfois, quand je parle, certaines personnes lèvent les yeux au ciel parce que ce sont des choses qu’on a beaucoup entendu, qui sont très familières. Mais c’est précisément parce qu’elles sont très utilisées et diffusées qu’elles m’intéressent. Je me demande ce qu’il leur reste de vrai, ce qu’elles signifient encore.

FLORA

Ce que je trouve intéressant c’est que vous donnez une vraie place à cette généralité, cette banalité, que vous réhabilitez presque au travers d’un travail d’écriture. La perte de sens des banalités vient du fait qu’elles sont utilisées pour ne rien dire, entre des personnes qui n’ont pas réellement envie de se parler. Dans votre cas, l’emploi de généralités permet de tendre vers un contenu universel, en ce qu’il favorise la compréhension de vos propos et l’identification par toustes.

NDAYÉ

J’aime le fait que personne ne se sente brusqué par une généralité, même si l’idée qui se cache derrière peut être brusquante. 

Je considère toujours que ma pratique c’est l’écrit. J’écris et j'écrirai quoi qu’il arrive. La performance et l’art contemporain sont un moyen de vivre de cet écrit. Si je travaillais dans une banque, je rentrerais le soir et j'écrirais des trucs. Le mot, c’est ce qui m’importe le plus. Et transmettre une idée sans être ésotérique c’est un peu la définition du succès pour moi : arriver à dire quelque chose clairement, sans utiliser de mots compliqués, par le biais d’une généralité, c’est le graal. Si je combine les trois c’est la meilleure phrase :  je peux la dire à ma mère, à mon oncle, à Marseille pendant une performance, et partout où elle passe. 

HARILAY

L’accessibilité c’est évidemment quelque chose d’important, j’aime pouvoir montrer mes performances et mes films à ma famille et que ça leur parle. C’est ici que ça se joue la rencontre du familier et de l’universel, grâce à la mise en scène de mots et de phrases connus et largement diffusés.

NDAYÉ

En parlant de diffusion, je pense que c’est important de revenir sur les formes qu’on choisit, qui sont des formes assez communes. Pour les vidéos il y a un côté très YouTube dans ce qu’on fait. En performance, il y a un côté one man show. Ce ne sont que des choses qui viennent de la culture populaire, ce qui est un choix autant qu’un non-choix, car la vérité, c’est que j’ai pas d’autre inspiration. L’art contemporain n’est pas ce que je consomme et ce qui m’inspire, je vais donc retranscrire et transmettre des formes plus proches de celles que je regarde. 

FLORA

Ce qui m’intéresse dans vos travaux respectifs, c’est justement ça : ils me font me sentir intelligente. Ils ne nécessitent pas d’avoir un master en histoire ou théorie de l’art, ils mobilisent des références que j’ai et j’ai l’impression d’avoir toutes les clés pour les comprendre. Et ça me semble important. On est trop souvent confronté à des contenus ultra élitistes dans les musées ou les galeries qui te font te sentir bête lorsque tu les lis ou les regarde.  

NDAYÉ

Oui mais j’avoue que j’adore jouer le jeu de l’art contemporain. Si tu mets de côté le contenu et la forme de mon travail, je suis la personne qui joue le plus le jeu de l’art contemporain. Je m’explique :  mon regard sur celui-ci n’est pas totalement négatif et finalement j’en suis critique, mais pas trop. Je n’ai pas peur du marché par exemple, ou d’en tirer de l’argent. Et ça, c’est une façon de jouer le jeu de l’art contemporain - le rejeter en est une autre. 

Après, par rapport à ce que tu dis, la dimension personnelle est vraiment importante. L’exercice c’est de raconter ma vie, ce que je fais, où je vais et ce que je pense, sans laisser aucune partie de ma véritable vie privée sortir.


Is this my bio? #1 (trailer) - Harilay Rabenjamina from TRIANGLE - ASTERIDES on Vimeo.


FLORA

La part d’autofiction dans vos œuvres respectives est très intéressante puisqu’il s’agit de vous sans que ce soit vraiment vous, et que le personnage que vous incarnez est plutôt le réceptacle de l’histoire racontée. C’est quelque chose d’assez important chez les artistes de notre génération que de donner une place à l’individu comme à soi-même - peut-être parce que c’est comme ça qu’on est censé exister aujourd’hui. 

J’ai l’impression que l’égoïsme est chez vous un motif, un outil rhétorique, qui fait écho à ce que nous sommes nous, qui regardons vos œuvres. Par exemple, dans is this my bio?, le personnage, qui oscille entre énervement et douceur, est très centré sur lui-même tout en donnant des conseils. On sent que c’est compliqué pour lui d’être un individu. Idem pour TBH, if it’s not about me I’m not really interested (2020), qui reflète quelque chose d’assez vrai et commun. 

NDAYÉ

Pour moi c’est ça l’objectif. Si tu peux t’identifier à mon texte, j’ai gagné. Plus le scope de gens qui peuvent s’identifier est grand, mieux c’est. J’aime bien imaginer qui sont les personnes qui composent mon public ; par exemple, un mec hétéro qui était à fond pendant la performance, je me dis qu’il s’est grave identifié à moi et c’est cool. C'est bête, mais j’aime bien le fait de rapprocher les gens grâce à cette forme d’égoïsme pour que l’on se rende compte qu’on est pas si mauvais avec notre “moi, moi, moi”. Le “moi” qui est fait pour que tout le monde s’identifie et qui n’est pas “moi”, mais “nous”. 

J’aime aussi prendre des formes qui sont mal vues, comme le looser ou l'égoïste, et en faire quelque chose de positif. Par exemple, je suis égoïste car je veux faire ce que je veux, mais ce n’est pas grave parce que tout ce que je veux c’est le bien. Pareil pour le looser, j’aime bien dire que c’est la meilleure des positions du monde car personne ne te jugera puisque tu es déjà un looser. Donc je commence souvent en me mettant dans des positions où je ne suis pas pointé du doigt ou, au contraire, tellement pointé du doigt que je peux faire ce que je veux et ça devient une vraie position de liberté. 

HARILAY

 C'est un outil d’écriture que de passer par là et c’est aussi ce qui nous rapproche du stand up. Le fait de prendre le stigmate, de le dérouler pour finalement le mettre en déroute. En général mes personnages ne sont pas à l’aise à l’idée de performer ce qu’ils essaient d’être ou ce qu’ils sont. Et comme on est le différent, le bizarre, les gens vont toujours s’identifier, notamment sur la différence ou le doute, puisque nos performances vont se faire le reflet de la performance sociale. 

NDAYÉ

Tu joues beaucoup sur l’écart entre ce que tes personnages essaient d’être et ce qu’ils sont. 

HARILAY

Oui, je mets en scène cette gêne car c’est aussi une chose que je n’arrive pas à m’empêcher de ressentir aussi. Mais du coup ça revient à la question de la légitimité et du doute, et du fait qu’on est très centré sur nous, quoique ce soit une chose partagée par le plus grand nombre. 

NDAYÉ

Le truc qui me vient et que j’ai directement reconnu chez Harilay - vu que je l’ai découvert avec TGK - c’est la question du succès. Le feu des projecteurs. Et ça c’est un élément vraiment très important pour moi : c’est pour ça que j’adore YouTube : tu te rends compte que la seule explication pour laquelle certain.e.s youtubeur.se.s ont vraiment réussi, c’est leur personne, et ce alors même qu’iels n’étaient pas appelé.e.s à marquer l’Histoire. C’est vraiment grâce à des formats bizarres, au travers d’une caméra, mal filmé.e.s, que tu vas t’identifier à elleux et que le lien se crée. YouTube, pour moi, c’est la victoire du looser.

HARILAY

 Ce discours d’émancipation par le succès est un élément qui revient souvent dans ce que disent les youtubeur.ses. C’est aussi une forme ultra diffusée et qu’on connaît par cœur. Ce que j’essaie vraiment de faire avec is this my bio? c’est de réutiliser ce motif là, dont je suis critique, mais dans lequel je crois aussi. Même si ça a été entendu mille fois. 

FLORA

On parlait des généralités mais finalement ce que vous faites tous les deux, c’est que vous les transmettez via un modèle ultra individu-centré, en créant un personnage qui nous permet de nous identifier facilement. Ce n’est pas un travail de montée en généralité via l’exhaustivité, comme dans une œuvre documentaire par exemple, mais qui passe par l’individu et la précision d'anecdotes communes qui nous ramènent à nous.  

NDAYÉ

Je propose une version réécrite de ma personne, et j’ai l’impression qu’il en va de même pour Harilay. On propose ces versions exagérées de nous, desquelles on enlève toute une série de caractéristiques. Quand je performe, ma personne est binaire : je suis 100% sûr de moi et 100% en doute en même temps. Evidemment dans la réalité j’existe entre ces deux choses là, mais dans ma performance c’est 100%.



𝕷𝖆 𝖕𝖗𝖆𝖙𝖎𝖖𝖚𝖊 𝖉𝖚 𝖉𝖔𝖚𝖙𝖊

FLORA 

D’ailleurs, c’était une des choses dont je voulais qu’on discute, le doute. 

C'est un élément très présent chez vos personnages respectifs, et ça renvoie à la question de la légitimité. 

NDAYÉ

La légitimité est quelque chose d'important, qui occupe une place majeure dans notre domaine et nos scènes. Pour ma part, je n'ai pas fait d’école d’art et je suis arrivé dans un milieu qui m’était totalement étranger, en me demandant comment j’allais le conquérir. Par la suite, j’ai compris que tu l'obtenais juste en étant, et j’ai presque trouvé ça triste, comme si c’était trop facile. Puis ça m’a fait plaisir car ça m’a fait réaliser que c’était un espace où les personnes qui se posaient la question de leur propre légitimité pouvaient aussi s’exprimer plus facilement. Donc je me suis dit - et ça c’est mon côté romantique, ma vision romantique de l’art contemporain - que finalement ça pouvait être un espace tout à fait adapté à nous, enfants d’immigré.e.s, aux pédés de petites villes, à tous ces gens qui souffrent de vrais problèmes de légitimité, dont le droit d’existence est sans cesse remis en cause. Mais après je ne sais pas si c’est vrai. 

Je pense que j’ai besoin de croire en un mieux. D’une certaine façon, je pense être une avancée : faire ce que je fais, être ce que je suis, par rapport à mes parents et vu mon parcours, c’est un succès pour moi. Je n’ai pas envie de croire que je suis un parmi un milliard. Et c’est pour ça que le fait de voir qu’il existe des similarités entre Harilay et moi, dans notre travail, même si nos formes respectives nous singularisent, me rassure et me fait dire que je ne sors pas de nulle part.  

HARILAY

C’est marrant parce que j’ai l’impression que chez toi, il y a un truc hyper romantique mais en même temps tu es beaucoup plus critique, même de ta propre parole, que moi.

NDAYÉ

Je trouverais ça prétentieux d’arriver et d’affirmer quelque chose. En fait, je trouverais ça irresponsable. Même s’il n’y a qu’une seule personne qui assiste à la performance. Je préfère ouvrir la porte à la réflexion et avoir confiance en les gens. Je suggère ce que je veux dire, je ne leur dis pas directement. Je leur parle de mon chemin de pensée et de mes doutes, puis je leur demande ce qu’ils en pensent. Et j’espère qu'ensuite ça fait du chemin dans leur tête.  

FLORA

Est-ce qu’on peut parler de revendication par la douceur, de critique diplomatique ?

HARILAY 

Je pense que là dessus on est très différent. Dans mon cas sans doute… Par contre Ndayé... 

NDAYÉ

Effectivement, dans mes œuvres, je me permets l’attaque frontale. Mais pas tout le temps, de temps en temps seulement. Ce n’est pas pour argumenter et convaincre, c’est plus démonstratif qu’autre chose. Et ça renvoie à la question de la légitimité, avec laquelle j’aime jouer. Je vois ce que je peux me permettre de demander ou pas, de faire ou pas. Lorsque tu prépares un projet, tu fais une promesse : au centre d’art, aux curateur.rice.s, au public. C’est comme cette performance qu’on m’avait demandé de faire en français et que j’ai commencé en anglais en disant “moi je pense que tous les gens qui ne parlent pas français c’est des idiots. C’est la meilleure des langues, c’est le meilleur des pays. Et si vous parlez pas français j’ai pas envie de vous voir dans ma salle, quittez la salle.”

HARILAY

Wow, ah bon ? Elle s’appelait comment cette performance ?

NDAYÉ

A simple and easy talk about love (2019). 

FLORA 

On a trouvé, c’est toi le méchant en fait. 

Ndayé Kouagou, I truly advise you of becoming a loser, 2020
Ndayé Kouagou, I truly advise you of becoming a loser, 2020



𝕷'𝖊𝖈𝖗𝖎𝖙𝖚𝖗𝖊 𝖊𝖙 𝖑'𝖔𝖇𝖏𝖊𝖙

FLORA

Toi Harilay, tu es très bon envers ton public et tes personnages. Il y a de l’humour et de l’ironie, mais on sent que tu les aimes vraiment très fort.

HARILAY

Oui c’est vrai. Même quand j’essaye de faire un personnage méchant, comme dans TGK, finalement il s’avère être un peu Pierrot.

Mais toi tu ne peux pas dire que tu n’aimes pas ton personnage, Ndayé ?

NDAYÉ

C’est différent. Toi, on voit que tu viens du film car tu crées des personnages, ce que je ne fais pas. Mes personnages n’ont pas de personnalité, pas de psychologie : iels servent à exprimer une idée, mais n’ont pas de réelle existence.  

HARILAY 

Oui, en réalité, toi, tu ne crées pas de narration, c’est un flux de pensées, des relations logiques où une première idée mène à une seconde puis à une conclusion.

Alors que dans mon cas, il y a une situation initiale, un lieu, il se passe quelque chose, il y a une rupture. C’est presque le schéma de la narration que t’apprends en CE2. 

FLORA 

élément perturbateur, péripétie…

HARILAY

Parfois j’ai vraiment l’impression d’écrire des histoires pour enfants, des contes. Après, dans is this my bio?  il y a moins d’unité de lieu, puisqu’il y en a quatre mais le personnage se construit au fur et à mesure. Après avoir vu les vidéos, tu as une idée de qui est cette personne. 

La différence entre Ndayé et moi se retrouve aussi dans le costume. Ndayé,tu as tendance à chercher quelque chose qui n'est pas ancré dans le réel, presque comme un déguisement. Moi ce sont mes propres habits..

Toi, tu dis ton prénom dans tes performances ? 

NDAYÉ

Non. Ça ne me viendrait pas à l’esprit car c’est assez déconnecté. 

HARILAY

Moi c’est toujours Harilay bizarrement. C’est toujours des personnages, mais finalement ils s’appellent tous Harilay.

Ce qui m’intéresse dans la performance c’est d’amener, avec mon corps et ma personne, des questions que je me pose. J’aime bien l'idée qu’il y ait une porte ouverte sur le réel, même si le reste est complètement fictif. Et cette connexion c’est moi. En m’engageant intimement, j’ai l’impression de lui donner une place plus grande. Toi, au contraire, il y a une déconnexion sans que ça soit factice pour autant.

NDAYÉ

Vu que ce je dis n’est pas à proprement parlé fictif, tu pourrais te dire que c'est moi qui m'exprime directement et véritablement. Mais finalement, même si je balance quelques éléments réels, ils fonctionnent plus comme des outils que comme de vraies informations sur qui je suis. 

Par exemple, dans la performance I will only swallow my own fluid (2021) que je viens de faire T293 en Italie, je commence en disant “J’ai quatre chiens et je vis chez ma mère.” Je n’ai pas quatre chiens, mais c’est un outil que j’utilise pour dire : “est-ce que vous allez vraiment passer du temps à écouter un mec qui vit chez sa mère ? Vous avez l’air convaincu.e.s, mais en êtes vous certain.e.s?”. 

Le fait de ne pas avoir de personnage est une des limites de mon écriture. Ça rend l’écriture de formats longs difficile. Lorsque j’écris, j’articule plein de petits bouts de pensées, des petits textes, écrits au fur et à mesure et entre lesquels je fais ensuite des liens. 

FLORA 

Donc, si je résume, Ndayé tu vas écrire pendant un moment des choses séparément puis les reconnecter tandis que toi, Harilay, tu vas plutôt écrire une histoire. 

NDAYÉ

Mais toi, Harilay, tu divulgues moins ton écrit. Il est derrière le travail mais à aucun moment on est mis face à ton texte.

HARILAY

Oui c’est vrai en général. Mais là avec mon projet en cours, Guest of honnor (2020 - en cours), il y a un vrai travail sur le livret, au travers de l’écriture de dialogues. L’idée c’est de l’éditer et rendre accessible ce qui est dit. 

Alors que toi tu affiches directement le texte.

NDAYÉ

Afficher mes mots en grand est une façon de rendre évident le fait que ma pratique, c’est le texte. Ceci étant dit, je me suis rendu compte qu’il y avait plein de gens qui arrivaient devant le texte et ne le lisaient pas, passant rapidement devant pour regarder les œuvres plastiques. 

FLORA 

Est-ce que le fait de produire des pièces physiques est une réponse à une contrainte économique, une obligation pour toi? 

NDAYÉ

Honnêtement, je trouve ça assez drôle parce que je ne l’ai jamais fait avant. Après, même si tu me donnes un million d’euros, je ne vais pas faire des pièces en résine. C’est vraiment une façon pour moi de développer un modèle économique viable tout en trouvant des moyens pour que cela soit un plaisir. Par exemple, je fais mes propres sets pour mes performances. Pour mon solo à Nir Altman Munich qui s’appelle Will you feel comfortable in my corner? (2020), j’ai construit plein de corners que je parcours lors de la performance. Dans ce cas précis je suis content que ces formes, que j’ai créées, existent, la performance leur donne du sens. 

FLORA

Et toi Harilay, tu ne produis pas d’objets ?

HARILAY

Ce n’est pas quelque chose que j’ai beaucoup fait. Aux beaux-arts je faisais d’assez grosses installations où je construisais des décors. Mon diplôme de 3ème année était juste un décor avec des vidéos. Pour moi, les objets doivent être le support d’une narration. Par exemple, à Goswell Road, j’avais présenté une table, mais que je vois un peu comme une performance car il y a l’image d’un personnage qui apparaît et un texte que celui-ci est censé dire. Les rares objets que j’ai essayé de faire depuis trois quatre ans c’était ça, en fait. Dans trag & die (2017) il y avait le poster. Pour moi c’est vraiment un objet car il a vécu, il est usé. Il y a aussi des photos. J’aimerais bien qu’il y ait plus de choses comme ça qui existent, mais je n’ai pas eu l’occasion. Après, ce n’est pas mon urgence d’en montrer ou d’en faire, là j’ai surtout envie de faire des films.

NDAYÉ

En vrai, tu as dit la même chose que moi. Il faut que dans tes objets il y ait quelque chose d’écrit qui existe. 

Harilay Rabenjamina, Trag & Die, 2017
Harilay Rabenjamina, Trag & Die, 2017


𝕷𝖊𝖘 𝖎𝖉𝖔𝖑𝖊𝖘

FLORA 

Est-ce que vous avez une recommandation pour les gens qui vont nous lire, un ou une artiste qui vous a marqué ou a influencé votre pratique?

NDAYÉ

J’ai deux noms : Kanye West et Sara Sadik. J’aurais mis Harilay aussi mais il est dans l’interview.

HARILAY

C’est fou j’arrive pas à répondre à cette question en ce moment.

NDAYÉ

Ca, tu vois, c’est encore une question de légitimité. Pendant longtemps je cherchais et je me disais que j’en avais pas. Mais en fait j’en ai plein, seulement ce ne sont pas des noms de l’art contemporain. J’aurais pu dire Lil Nas X aussi, qui est un vrai exemple de carrière. 



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FLORA

 Dans son podcast Présent.e, la critique et journaliste 𝕮𝖆𝖒𝖎𝖑𝖑𝖊 𝕭𝖆𝖗𝖉𝖎𝖓 termine tous ses entretiens en posant la même question. Ca me semble important de parler de l’argent, qui reste un sujet très tabou en France donc aujourd’hui, avec vous, je la lui pique : arrivez-vous à vivre de votre art ? 

NDAYÉ

Moi ça fait un an que oui, j’en vis, mais je vous le dis, ce n’est pas grâce aux institutions. C’est vraiment grâce à ma galerie et la réflexion de marché qu’on a eue ensemble. Les institutions te donnent des micro budgets par rapport au leur, et tu es censé travailler deux mois entiers sur leur projet. Ce n’est pas avec ça que je vais acheter du Gucci pour mes chiens.

HARILAY

Pour le moment, je n’ai jamais eu à travailler à côté, sauf quand j’étais étudiant. Avec le RSA et de petites rémunérations via les institutions, je m’en sors. Mais j’avoue que j’ai peur des prochains mois.

NDAYÉ  

Elle est bien cette question, mais moi je demanderais aussi combien tu as investi là-dedans pour y arriver. Moi je peux dire que j’ai investi entre 10 000 et 14 000 euros par an, environ. Mais ce n'est pas de l’argent que j’ai. C’est ce que je dis beaucoup aux étudiant.e.s : je ne paie pas de loyer, donc j’ai mis de côté ces 800€ de loyer hypothétique par mois, je n’ai pas payé ma bouffe pendant mes deux premières années, je vis chez ma mère où se trouve aussi mon atelier. Si j’avais dû payer tout ça, ça revient plus ou moins à 14 000 € par an. Donc j’ai investi 14 000€ par an. Et quand tu fais ce calcul, tu te rends compte que c’est un jeu de riches. Tous les gens qui sont là où j’en suis, ont investi cet argent à un moment. Un atelier coûte environ 500€ par mois à Paris, et je n'aurais pas pu le faire pendant deux ans. Sans atelier, je n’aurais pas pu faire mon taff. Et si j’avais eu un travail à côté, je n’aurais pas eu le temps de rencontrer des gens, d’avoir un rendez-vous à 14h12 un mardi avec tel.le commissaire ou telle institution. Si j’avais pris un appartement je ne serais pas là. 



Entretien réalisé par 𝕱𝖑𝖔𝖗𝖆 𝕱𝖊𝖙𝖙𝖆𝖍


Relecture par 𝕮𝖆𝖒𝖎𝖑𝖑𝖊 𝕽𝖆𝖒𝖆𝖓𝖆𝖓𝖆 𝕽𝖆𝖍𝖆𝖗𝖞 


Traduction français - anglais par 𝖅𝖆𝖍𝖗𝖆 𝕿𝖆𝖛𝖆𝖘𝖘𝖔𝖑𝖎 𝖅𝖊𝖆